Épisode 2 : rien n’est coulé dans le béton

 Épisode 2 : rien n’est coulé dans le béton

L’état du monde et notre place dans celui-ci

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Aja vous invite à répondre à certaines des questions que nous posons à nos invité.e.s du balado The Sound Bath : des questions qui nous transforment et nous révèlent.

En soumettant votre message vocal, vous nous autorisez à utiliser l’enregistrement dans les prochains épisodes de The Sound Bath.

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Transcription

- On nous monte les un.e.s contre les autres et on fait comme s’il n’y avait pas de lien. C’est ce qui nous a mené.e.s à notre perte dans le passé et ça va continuer jusqu’à ce que l’on comprenne qu’on peut faire mieux, on en est capable. On doit simplement arrêter d’agir comme si ces choses étaient gravées dans la pierre.

 

 

 

- Bonjour, bienvenue à The Sound Bath. Mon nom est Aja Monet. Ce balado vous est présenté par Lush Cosmétiques, et je suis heureuse d’avoir cette conversation aujourd’hui. Ijeoma Oluo est autrice et conférencière et se décrit comme une militante de l’Internet. Elle est l’autrice d’un livre à succès du New York Times « So You Wanna Talk about Race » et, récemment, « Mediocre: The Dangerous Legacy of White Male America. » Son travail sur la race a été publié dans The Guardian, The New York Times et The Washington Post et plus encore. Elle a fait partie de la liste 100 Next du Time en 2021 et a été nommée deux fois dans The Root 100. Elle a reçu le Prix Feminist Humanist en 2018 et le Prix Harvard Humanist of the Year en 2020 de l’American Humanist Association. Elle vit à Seattle, Washington. Commençons l’émission. Je suis heureuse d’avoir cette conversation avec toi, Ijeoma Oluo, tu as un très joli nom d’ailleurs. Tout d’abord, comment te sens-tu aujourd’hui? Comment abordes-tu cette conversation? Qu’apportes-tu avec toi en ce moment? Commençons par là.

 

 

 

- Ce n’est pas le bon matin pour ces questions, parce que je me préparais et quelqu’un a été tué dans le parc près de chez nous. Littéralement à 30 mètres de ma clôture. C’est très stressant d’être réveillée par cela, d’être réveillée par ce rappel qu’il y a du désespoir et de la violence dans le monde, dans notre quartier. Ça a un peu perturbé mon réveil. La personne qui a été abattue a une voiture assez similaire à celle de mon fils. Donc, ça a été un peu déroutant. Je savais que mon fils allait bien, on était au téléphone quand c’est arrivé. Mais oui, c’est ce qui m’a préoccupée le plus ce matin, l’intervention policière et ce qui se passait dans la rue et d’essayer d’expliquer à mon plus jeune ce qui se passait.

 

 

 

- Je suis désolée d’entendre cela. Je n’oublie jamais que certaines personnes souffrent, qu’il y a beaucoup de souffrance et qu’elle se manifeste et s’exprime de différentes façons. J’aimerais avoir un espace pour cette vérité, mais aussi pour la reconnaître, et je pense que c’est pourquoi beaucoup d’entre nous ont du mal à donner, à grandir et à contribuer comme nous savons le faire. J’aimerais te remercier d’être quand même venue et d’être présente aujourd’hui avec moi et pour le travail que tu fais, parce que je pense que cela aide les gens à comprendre certaines choses qu’iels ressentent ou leurs incertitudes. D’accord, peut-être que tu peux faire une petite pause pour reprendre ton souffle. Oui. Je suis reconnaissante de ta présence. Je voulais aussi te permettre de dire comment tu aimerais qu’on te présente. Il y a les choses que nous faisons et accomplissons dans le monde, pour lesquelles nous sommes connu.e.s, et il y a qui nous sommes et notre perception de nous-mêmes. On n’a pas toujours l’occasion d’exprimer cela comme on le voudrait. Et elle change. Aujourd’hui, j’aimerais te donner l’occasion de dire qui tu es et comment tu te perçois dans ce monde.

 

 

 

- Merci. Je suis Ijeoma Oluo, autrice et mère. Je fais autre chose, mais je suis heureuse d’être une autrice et enchantée de l’être. Depuis le début de mon histoire d’amour avec l’écriture, j’ai été mère pendant presque toute ma vie. Je pense que ces deux choses définissent qui je suis, mon rapport au monde de manière plus intrinsèque, comme une enfant qui a laissé des mots, qui ont formé mes amitiés au primaire. Être mère depuis l’âge de 20 ans a façonné ma vie d’adulte et aussi ma manière d’écrire. La façon dont je vois le monde et mon rapport aux personnes et leurs rapports à moi, une autrice et une mère, c’est essentiellement qui je suis.

 

 

 

- Merci. Tu parles beaucoup de la race. C’est en grande partie comment les personnes découvrent ton travail et ce que tu as partagé avec le monde. Je veux partager une chose à laquelle j’ai pensé lors de mon travail sur la violence sexiste. On a travaillé sur le livre de Bell Hook, « La Volonté de changer », qui parle des différentes manières dont les femmes assimilent et perpétuent le patriarcat, mais que certaines des plus grandes victimes du patriarcat sont des hommes. Souvent, nous qualifions de victime les personnes haïes ou blessées, mais on s’arrête rarement pour se demander qu’en est-il de celui qui inflige la violence? Il y a quelque chose à ce niveau et le fait que ce sont aussi des victimes, même peut-être d’autant plus. Pendant toutes ces années de travail sur la race, qu’est-ce qui a changé tes idées initiales sur la race et la façon dont elle joue un rôle dans notre société? Quels conflits ou confrontations ont changé les conversations traditionnelles sur la race?

 

 

- Je pense qu’une chose qui devient de plus en plus claire pour moi en faisant ce travail, c’est qu’il ne s’agit pas du nôtre. C’est une chose difficile à accepter pour certain.e.s parce que nos vies sont en danger, donc on finit par faire le travail, mais en réalité, on ne devrait pas. On ne crée pas le racisme systémique. C’est aux personnes qui le font de démanteler le racisme. Depuis plusieurs générations, nous avons été forcé.e.s de faire le travail, parce que celleux qui devraient le faire ne l’ont pas fait. La société s’attend aussi à ce que nous fassions le travail et pense qu’on aimerait le faire, qu’on est né.e.s pour le faire. Cela signifie que ce travail vital, qu’on devrait faire, qui concerne la guérison, n’est pas fait. Pour moi, c’est quelque chose que je dois reconnaître. Beaucoup des personnes qui viennent à mon travail sont blanches ou privilégiées à cause de la couleur de leur peau. Elles essaient de comprendre ce qu’elles peuvent faire et pensent qu’elles dépendent de moi pour avancer. Je reconnais qu’il y a une base qui le pense et que beaucoup de mon travail va dans cette direction. Je reconnais également que lorsque j’accepte ça, le véritable travail commence, et le véritable travail, c’est de voir mon traumatisme, le traumatisme de mes communautés, notre rapport les un.e.s aux autres. L’autre jour, Richie Rucedail m’a dit : « On parle de ces systèmes et comment ces systèmes sont liés à nous, mais quand on change ces systèmes, quand on a ces révolutions, alors qu’obtient-on? » Comment agît-on les un.e.s avec les autres? Comment guérit-on? On a besoin de travailler sur cela parce que c’est ce que nous avons maintenant. Reconnaître que ce n’est pas notre travail ne signifie pas qu’on abandonne notre communauté. Si votre enfant est traité.e d’une certaine façon à l’école, c’est un combat que vous devez mener parce qu’il n’y a personne d’autre pour le faire. Mais de savoir qu’on n’a pas à le faire et qu’on peut le laisser aux autres est clairement quelque chose dont je suis de plus en plus consciente dans ce travail.

 

 

 

- Oui. L’une des choses que je trouve difficiles dans notre espace de mouvement, en tant que personne qui a été très engagé.e ces huit dernières années ou plus, avec un groupe qui s’appelle Dream Defenders, qui a été créé après le meurtre de Trayvon Martin, et je pense que c’est à ce moment-là que tu as commencé à écrire. Mais l’une des choses pour lesquelles je suis reconnaissante, c’est le discours critique de nos idées et la façon dont on évolue dans le monde. Je pense que beaucoup de personnes lisent un livre et pensent connaître quelque chose. Iels lisent Malcolm X, peuvent citer Audre Lorde, et il y a beaucoup de connaissances, il y a beaucoup d’informations disponibles, et peu de compréhension et de discours critiques à propos de la façon dont nous arrivons à comprendre ou ce que nous essayons de comprendre. Mais quelles sont les limites de ce que nous trouvons dans les conservations sur la race quand il s’agit de luttes de classes et même de genres? L’une des choses que j’ai comprises lors du mouvement pour faire élire Bernie Sanders, c’est qu’il y avait une réelle divergence d’idées dans la gauche. C’était comme si la race était la préoccupation principale et que le reste ne comptait pas, que le genre n’est pas une préoccupation principale. Comme si on ne pouvait pas avoir un combat intersectionnel. Quel rôle avez-vous vu dans le mouvement contre la pauvreté et le combat pour que les gens aient un salaire minimum, des loyers abordables, l’accès aux soins, etc.? L’écart entre les riches et les pauvres est de plus en plus grand. Des personnes noires ont obtenu des postes et des occasions, mais clairement, les conditions matérielles des pauvres n’ont pas changé. Je me demande, où la race et la conversation sur le capitalisme commencent-elles? Où est la fin? Où se trouve l’intersection, où penses-tu que travail a été compliqué pour créer une perspective intersectionnelle lorsque tu tentes de parler de race avec les gens?

 

 

- Je pense que c’est important pour nous de reconnaître que les mots que nous utilisons pour décrire la situation dans laquelle nous sommes ne sont pas ceux utilisés par les personnes qui ont créé ces systèmes. Nous avons décodé ces mots et les avons nommés « oppression ». Parce que souvent, on le ressent comme cela, et je le dis également en tant que diplômée de sciences politiques. Je me souviens qu’à l’université, on avait ces débats, par exemple, quelle est ton école de pensée économique? Qui es-tu, est-ce que tu es? Quelles sont tes croyances? Ça m’a toujours surprise parce qu’on était juste en train de lire des mots que des hommes avaient inventés pour décrire une préférence sur comment ils voulaient que le monde fonctionne ou décrire une tendance de comportements. Mais ce n’est pas scientifique, ça n’explique rien. Ça signifie que souvent, on essaie d’observer un système où on a plusieurs oppressions différentes qui s’assemblent et qui se séparent pour accomplir des objectifs particuliers. Et on essaie de les mettre dans une case permanente. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Les personnes au pouvoir qui profitent le plus du racisme sont celles qui profitent aussi le plus de l’hypercapitalisme, du capacitisme, de la destruction de l’environnement et de l’exploitation des travailleur.euse.s. Iels ne se soucient pas du nom que cela porte. Iels déplaceront leurs ressources vers n’importe quelle partie de ce système qui leur profite le plus. Si nous continuons à dire que ce n’est que ce problème et que nous sommes moins flexibles que nos oppresseur.e.s, nous allons perdre. Les gens qui ont inventé ces mots ne sont pas plus capables et mieux que nous. Ces mots ne sont pas gravés dans la pierre. Le fait que l’imagination soit déconseillée est notre plus grande limitation. Elle est volontairement déconseillée. Lorsqu’on parle de ce qu’on pourrait faire, les gens ne sont pas créatif.ive.s. Iels ne sont pas novateur.ice.s. Iels ne sortent pas des sentiers battus. C’est une tactique pour nous empêcher d’éliminer les limitations mentales qui nous sont imposées par les structures oppressives et d’imaginer un monde meilleur. Cela peut vraiment vous aider à découvrir ce qui vous empêche d’avancer. C’est une manière de penser. On ne vous donne pas la chance de bouger les murs et de constater que des gens les ont posés là. Si vous pouvez les faire tomber, ils disparaîtront. Je pense que c’est quelque chose que l’on doit commencer à encourager. L’idée qu’on doit toujours être pragmatique est nuisible, car ce n’est pas vraiment pragmatique de continuer à essayer de réparer des systèmes cassés. Lorsque l’on veut tout catégoriser en utilisant le langage que l’on nous a donné, nous disons déjà que nous allons nous en tenir au langage mis en place par nos oppresseur.e.s. Cela ne veut pas dire qu’on ne se questionne pas sur la race et son fonctionnement. Cela ne veut pas dire que nous ne regardons pas la classe sociale et son fonctionnement, mais nous devons reconnaître que si nous nous préoccupons seulement de la race, les gens au pouvoir vont immédiatement profiter de la classe sociale. Iels vont immédiatement profiter du capacitisme. Iels vont changer leur focus, parce que ce sont toutes des ressources à leur disposition. Si nous ne sommes pas capables d’être aussi flexibles, si notre approche n’est pas globale, si nous ne créons pas toujours une communication où toutes les personnes touchées par ces systèmes peuvent parler de leurs vérités et trouver une cause commune, et soutenir les gens quand nous n’avons pas de cause commune, nous aurons toujours à rattraper nos oppresseur.e.s, parce qu’iels travaillent ensemble de cette façon. J’ai été stupéfaite de voir

des groupes d’oppresseur.e.s sexistes de couleur collaborer avec et les suprématistes blanc.he.s qui veulent leur mort, seulement parce qu’iels ont un but similaire. Pourtant, on continue à nous monter les un.e.s contre les autres et d’agir comme s’il n’y avait pas de lien. C’est ce qui nous a mené.e.s à notre perte dans le passé et ça va continuer jusqu’à ce que l’on comprenne qu’on peut faire mieux, on en est capable. On doit simplement arrêter d’agir comme si ces choses étaient gravées dans la pierre.

 

 

 

 

- Bonjour, vous écoutez The Sound Bath. Mon nom est Aja Monet. Cette émission vous est proposée par Lush Cosmétiques. Nous sommes actuellement en conversation avec Ijeoma Oluo, et nous lui parlerons davantage dans une minute. D’abord, je voulais partager une citation avec vous. Je ne sais pas si vous le connaissez, mais Langston Hughes a créé une anthologie sur l’humour dans la littérature et le théâtre Noir, etc. Il a écrit dans l’introduction une note sur l’humour, où il dit : « L’humour, c’est rire de ce qu’on n’a pas eu alors qu’on devrait l’avoir. Bien sûr, vous riez par procuration, vous riez vraiment du laxisme de l’autre, pas du vôtre. C’est ce qui rend la chose drôle. Le fait qu’on ne sache pas que l’on se moque de nous-mêmes. L’humour, c’est quand la blague se retourne contre vous, mais qu’elle touche d’abord l’autre avant de faire un boomerang. L’humour, c’est ce que vous souhaitez ne pas trouver drôle, mais ça l’est et vous devez rire. L’humour est votre propre thérapie inconsciente. » Je voulais te demander quel rôle l’humour a-t-il joué? Je pense qu’il y a une justice dans le combat racial pour que le racisme disparaisse. Mais il y a aussi de belles vérités culturelles sur qui nous sommes et nos différences, et quand on commence à réaliser ce qui a fait de nous ce que nous sommes, même en dépit des luttes que nous avons eues, nos tactiques de survie ont souvent été créatives dans notre joie et dans l’expression de notre amour les un.e.s pour les autres. Où se trouve l’humour pour toi dans cette discussion sur la race? Comment as-tu vu l’humour jouer un rôle stratégique dans le démantèlement du racisme et même pour nous amener à avoir des conversations difficiles à ce sujet?

 

 

 

- Oui, c’est une excellente question. Et c’est drôle parce que, j’ai grandi dans des espaces drôles. Mon frère est un écrivain humoriste de longue date, et beaucoup de mes ami.e.s sont des comédien.ne.s et des auteur.ice.s comiques. J’ai toujours été habituée à être la moins drôle, car j’étais celle qui ne pouvait pas faire des blagues spontanément. Par contre, dans mon travail, beaucoup de personnes me disent que je fais preuve d’humour dans des situations difficiles. Ça me redonne un second souffle. Je pense que c’est l’une des beautés de l’humour. Parfois, c’est si difficile qu’on a l’impression de s’étouffer, et on retrouve le souffle seulement lorsque l’on commence à rire. L’humour peut faire ça. Pour être encore plus spécifique, l’humour injecte de la réalité, car l’humour efficace qui aborde ce genre de questions nous rappelle que c’est absurde, que ça ne devrait pas être comme ça.

 

 

 

- C’est une partie de la critique que j’avais de Dave Chappelle, où je me disais qu’en tant que frère, il ne comprenait pas. Il devrait avoir un moment où il se moque de l’absurdité du patriarcat. C’est absurde qu’il soit si fixé sur le genre, tu comprends?

 

 

 

- D’accord, mais si tu ne comprends pas ça parce que tu n’es pas la personne qui est blessée, alors tu ne penses pas que c’est absurde. Je pense que c’est probablement la différence entre l’humour qu’il a fait sur les questions de race. On se dit, d’accord, tu es plus conscient des effets négatifs et de l’absurdité de tout ça, mais tu n’as pas compris l’absurdité du reste, tu es l’absurdité, tu es ce que les autres humoristes utilisent pour faire rire. Je pense que c’est ce que l’humour peut faire quand il est bien fait. Lorsque j’ai enregistré mon dernier livre audio, je lisais ces statistiques absolument horribles sur la violence. C’était une période vraiment brutale, notre maison avait brûlé, je crois trois jours plus tôt, et mon fils avait appelé de l’université pour dire qu’il avait la COVID. C’était en 2020, quand c’était encore plus terrifiant. J’essayais d’enregistrer un livre audio dans le studio de mon frère. Il produisait, et j’essayais de ne pas m’effondrer complètement. Puis je lis ces statistiques horribles sur la violence, ces chiffres, et je me trompe. Et je dois les relire plusieurs fois. J’ai commencé à rire et je me suis dit qu’on ne le croirait pas même si c’était un film. C’est tellement ridicule à quel point c’était horrible. Je pouvais voir mon frère rire. L’absurdité de devoir lire tout ça, d’avoir le bon ton parce que j’avais l’air d’avoir pleuré. Je dois dire pour la septième fois combien de personnes ont été violées et assassinées, et c’est tellement absurde!

 

 

 

- Il y a eu une semaine où plusieurs événements se sont produits. Je ne sais pas si tu te souviens du grand feu qu’il y a eu dans l’océan?

 

 

 

- Oui.

 

 

 

- Nous étions confiné.e.s à la maison. Les gens se battaient pour du papier toilette. C’était le chaos. Mon ami.e et moi étions au téléphone, et on se disait « La vie est un désastre en ce moment ». C’était tellement absurde qu’à un moment donné, on ne pouvait plus s’arrêter de rire. On ne savait même pas de quoi on riait, c’était juste l’absurdité de tout ce qu’on vit à cette époque. Comme si c’était normal.

 

 

 

- Oui, et on en a besoin parce que si nous n’avons pas ce rire, nous normalisons la situation. Nous pensons que tout ça est normal. Je pense que c’est là ou le rire peut être essentiel, mais il doit reconnaître l’absurdité. L’humour qui fait mal et qui tire vers le bas n’a pas réalisé le rôle qu’il joue dans cette absurdité, qu’il est l’absurdité. Je pense que c’est souvent ce qui fait la différence. C’est juste une mauvaise comédie.

 

 

 

- Ouais, ce n’est pas soigné.

 

 

 

- C’est vrai.

 

 

 

- Je ne suis pas en colère qu’on se moque, mais si la personne dont tu te moques ne rit pas, alors ce n’est pas drôle. Le but est de s’assurer que tout le monde rit. Je ne sais pas. Je suis contente d’avoir posé cette question. Je suis triste que tu ne sois pas une humoriste, mais tu l’es en quelque sorte dans mon esprit.

 

 

 

- Ayant passé des années avec des humoristes, j’ai constaté que la comédie exige une bonne conscience de soi. Si tu passes du temps avec beaucoup d’humoristes, tu te dis qu’iels ont besoin d’une longue thérapie, car iels ont si conscient.e.s.

 

 

 

- Il y a l’autre spectre de la poésie. Quand j’étais aux Open Mics, c’était les poètes et les humoristes qui étaient présent.e.s.

 

 

 

- Exactement.

 

 

 

- Parfois les acteur.ice.s.

 

 

 

- Et celleux qui sont bon.ne.s sont conscient.e.s d’elleux-mêmes à un degré vraiment douloureux, et les mauvais.es ne le sont pas. C’est quelque chose que les gens ne comprennent pas. Les humoristes qui ont beaucoup de succès peuvent perdre cette conscience de soi et faire de mauvaises blagues. Nous devons reconnaître que cette conscience de soi douloureuse est une partie du talent, parce qu’iels doivent non seulement être capable d’observer le monde extérieur, mais aussi d’observer leur place dans ce monde, car c’est là qu’iels connectent avec les gens. S’iels ne voient pas où est leur place dans ce monde, le rôle qu’iels jouent et l’absurdité à laquelle iels participent, il n’y a pas de connexion. Quand les humoristes perdent ça, ou quand iels essaient de parler de sujets avec lesquels iels n’ont aucune expérience personnelle ou sur lesquels iels ne sont pas ouvert.e.s, leurs blagues ne sont pas drôles.

 

 

 

- Oui. Je vais passer à une question plus sérieuse, à propos du statut des personnes qui ont et portent un utérus. Je pense aux luttes que nous avons sur la décision Roe c. Wade. Nous avons commencé la conversation en disant qu’il y avait beaucoup de souffrance. On a l’impression que nous reculons en termes de certaines politiques qui sont mises en œuvre et la lutte contre certains projets de loi envers les personnes homosexuelles, les personnes non binaires et les femmes. Que ressens-tu et à quoi penses-tu en ce moment? Quelle est ta réaction face à cette période? De quelle manière essaies-tu de t’engager et de réfléchir à la meilleure façon d’être présente en ce moment?

 

 

 

- Oui, c’est une période difficile. Je pense que les dernières années particulièrement ont été une tactique de guerre contre nous, pour nous violer de nos libertés, de notre autonomie, de notre identité personnelle. Nous ne pouvons pas reprendre notre souffle et déterminer quelles sont nos ressources. Cela est une autre étape dans tout ça, elle a vraiment été ressentie comme un coup dur, même si nous l’avons vu venir. J’essaie de trouver l’équilibre et d’avoir de l’espace pour les moments où j’ai besoin de faire mon deuil et de ressentir ma peur. Ensuite je dois m’arrêter et me rappeler ce que cet assaut essaie de m’empêcher de réaliser. C’est que pendant des centaines d’années nous avons survécu parce que nous avons construit ces réseaux en dehors de ces systèmes, et c’est ce qui va nous sauver, et c’est ce que je continue à faire. Pendant toute l’histoire de ce pays, les attaques contre les droits reproductifs et l’autonomie reproductive n’ont jamais cessé contre les personnes de couleur, handicapées et transgenres. Nous sommes ici même si beaucoup d’entre nous ont été blessé.e.s, même s’il y a eu de grands préjudices en raison de la façon dont nous fonctionnions en dehors de ces systèmes. Donc, même si nous pouvons sentir le choc de cette chose réelle qui s’est produite, dont nous avons été victimes et qui aura de réelles répercussions, nous devons nous rappeler que nos solutions ne se trouvent pas dans les systèmes, qu’elles sont là où elles ont toujours été. Nous devons nous rassembler. Les réseaux qui ont essayé de protéger les personnes de couleur qui n’ont pas eu accès au choix en matière de reproduction, qui ont essayé de protéger les personnes handicapées à qui on a refusé le choix en matière de procréation, ils étaient en place, mais beaucoup de gens ne s’en souciaient pas, car ça n’avait pas de répercussions sur les personnes cisgenres de la classe moyenne. C’est le genre de choses que nous devons modéliser et soutenir. Cela signifie aussi que nous devons être plus conscient.e.s. La vérité est que les gens qui ont travaillé sur ces changements pour supprimer nos droits de choisir les ont testés sur d’autres populations dont les gens ne se souciaient pas depuis longtemps. C’est là que le travail de base a été fait, et iels vont continuer de le faire. La leçon à en tirer est que nous devons être conscient.e.s, nous devons traiter chacune de ces injustices comme si elles étaient les nôtres, même si l’on ne peut pas constater les répercussions sur nous dans le moment, car il y en aura. Et si je ne peux pas compter sur votre amour de l’humanité en général, j’espère compter sur ça, vous voyez ce que je veux dire? Ça devrait être important simplement parce qu’il s’agit d’êtres humains, mais si vous êtes incapables de donner de l’importance à cela, soyez conscient.e.s que vous serez aussi affecté.e.

Nous devons être plus conscient.e.s, et cela signifie aussi que nous devons investir dans les personnes qui travaillent dans ces communautés qui sont les plus touchées, car elles nous sauvent la vie, seulement si nous nous investissons, seulement si nous nous associons à elleux. Seulement si nous donnons assez de ressources pour qu’iels puissent nous aider. C’est là où je mets mon énergie et mon espoir, je veux que nous apprenions ces leçons, que nous y mettions tout notre amour. Que nous disions continuellement qu’il est important de reconnaître que lorsque nous traitons certaines personnes comme des canaris dans une mine de charbon, nous nous attendons à ce qu’ils meurent dans la mine. Nous devons plutôt nous demander où nous mèneraient ces canaris s’ils pouvaient voler librement. Ils ne nous mèneraient pas vers un endroit qui nous étoufferait. En ce moment, nous traitons les populations marginalisées comme des canaris dans une mine de charbon. Nous attendons de voir si elles vont mourrir avant de prendre une décision. Et si nous investissions dans leur libération? Et si nous leur demandions où elles veulent aller? En ce moment, les gens attendent que ça les touche avant de faire quelque chose. Iels attendent de voir pleinement les répercussions de cette situation sur toutes les autres personnes avant de décider de la prendre au sérieux. Lorsqu’elle se produit, iels n’ont pas de porte de sortie, et c’est une leçon très dure à apprendre. C’est une leçon apprise sur le dos des personnes marginalisées. C’est vraiment déchirant et j’espère que nous arrêterons de faire ça.

 

 

 

- Ça me rappelle cette citation d’Angela Davis, « Mais s’iels viennent pour moi le matin, iels viendront pour vous le soir. » J’ai une question à propos du mot « solidarité », son action et comment il se manifeste dans nos relations les un.e.s avec les autres. Souvent nous pensons à la solidarité dans cette tactique très stratégique, mais je pense que c’est important dans les relations entre parents et enfants, c’est important dans les relations amoureuses, c’est important dans les relations familiales. C’est important dans toutes les relations, comme l’acte de solidarité, le choix d’être solidaire. Comment te sens-tu par rapport à la solidarité? Quelle a été ton expérience de la solidarité, la quintessence de ce qu’elle peut être dans notre société et dans notre monde? Y a-t-il un moment qui t’a vraiment donné l’espoir de la possibilité de notre collaboration et de notre mouvement de libération pour nous faire avancer dans la direction où nous voulons aller?

 

 

 

- C’est une excellente question. Je pense que la solidarité est une relation. Je pense que c’est ce que les gens veulent ignorer. Iels veulent penser que c’est une action qu’iels peuvent activer ou désactiver.

« Je suis solidaire de cette communauté. » Mais l’êtes-vous vraiment? Est-ce qu’iels te connaissent? Est-ce que tu leur parles? À quoi ressemble cette relation? Une relation saine n’est pas qu’un sentiment, c’est la façon dont vous vivez ce sentiment. Cela aussi aimer et respecter quelqu’un. Donc, quand je pense à une bonne solidarité, je pense à des relations saines. Je pense au fait que même avec mes enfants, je les aime, mais j’apprécie combien iels sont différents de moi, et leurs besoins sont différents des miens. Je veux les soutenir dans leurs besoins et j’attends la même chose d’elleux. C’est ça une relation. Un investissement dans leur succès sachant qu’iels investissent dans le mien. C’est voir nos futurs liés ensemble, c’est les voir dans ma maison, dans ma communauté et dans ma famille. La solidarité doit vraiment être une pratique plus généralisée. Si vous ne pouvez pas voir et apprécier non seulement vos points en commun, mais aussi vos différences, vous ne serez pas en mesure de pratiquer efficacement la solidarité. Vous devez avoir un intérêt mutuel. Sinon, ce n’est pas de la solidarité, c’est un intérêt personnel. Je pense que c’est là où j’ai vu la solidarité. Je la vois souvent quand je parle avec des activistes handicapé.e.s, surtout les activistes handicapé.e.s de couleur, où nous regardons et pratiquons la solidarité et avons des conversations dans une relation sur la façon dont les choses nous touchent différemment. Je vois aussi beaucoup de solidarité avec les activistes autochtones. J’ai vu des militant.e.s autochtones se rassembler lorsque nous nous battons et travaillons pour la vie des personnes noir.e.s. À Seattle, les indigènes sont souvent ciblé.e.s par la police et, des activistes Noir.e.s les défendent. La solidarité entre les activistes noir.e.s et les activistes palestinien.ne.s est ce qui m’a toujours le plus inspiré. Voir cette solidarité dans le monde et les gens constater que leur combat est lié. Que les systèmes de suprématie blanche se produisent à l’échelle mondiale. Je suis investie dans ce qui se passe en Palestine, et les Palestinien.ne.s sont investi.e.s dans ce qui se passe ici. Voir Black Lives Matter écrit sur les murs en Palestine est un si beau et profond rappel que nous sommes important.e.s. Quand je peux parler pour les voix palestiniennes et qu’iels le voient, que je les entends et qu’iels savent qu’iels comptent. et que nous voyons tous où la suprématie blanche nous fait du mal, et que nous voyons que notre libération est probablement très différente. C’est une très belle chose, et on a pu la mettre en pratique il y a quelques mois. J’étais censé être à Hambourg, en Allemagne, pour parler lors d’une conférence, et j’ai été informée environ deux jours ou trois jours avant mon départ qu’un orateur palestinien avait été annulé, car il critiquait trop Israël en tant qu’acteur étatique.

 


- C’était Mohammed el-Kurd?

 

- Oui.


 

- Oui, c’est un bon ami à moi. Il est aussi dans notre première saison.

 

 

 

- Merveilleux. Oui, et j’étais censée participer à un groupe de discussion avec lui. Mon panel a donc été annulé. J’étais aussi censée donner un discours-programme. J’avais tellement hâte de le faire, j’étais si bouleversée. L’acte de solidarité autour de cela, de gens reconnaissant la solidarité à de multiples niveaux, non seulement comme une femme noire se sentant intensément liée à la lutte palestinienne, et comme quelqu’un qui a aussi de la famille palestinienne, qui a été directement touchée par la Nakba, je l’ai ressenti à un niveau personnel, mais aussi en tant qu’artistes. L’ensemble de la communauté artistique autour de cet événement a reconnu que nous devions nous rassembler en tant qu’artistes et dire, non, nous avons le droit de parler du monde qui nous entoure et vous n’avez pas le droit d’enjamber ces conservateurs et de dire que c’est inconfortable pour nous parce que ce ne l’est pas, parce que ce n’est pas ce que fait l’art. Et donc nous avons fini par annuler tellement de choses que toute la conférence a été annulée, tant d’artistes et d’intervenant.e.s ont fini par annuler leur participation à cause de ça. C’était beau à voir, même si c’étai triste ne pas pouvoir avoir ces conversations, une conversation bien plus importante, sur la façon dont nous serons ou pas coopté.e.s et comment nous pouvons reconnaître le mal fait aux autres et dire que c’est ma communauté, même si elle s’étend sur le monde entier. Tu sais, l’organisation a essayé très fort de faire croire que ce n’était pas le cas, iels m’ont dit au téléphone « Cette conférence n’est pas vraiment sur la Palestine, donc ce n’est pas si grave. » Reconnaître l’absurdité de tout ça, qu’iels essayaient de mettre un mur entre Mohammed el-Kurd et moi était incroyable. J’ai dit que ça comptait, que Mohammed el-Kurd et moi étions connecté.e.s, et je l’ai montré en annulant mon discours. Et tant d’autres artistes et orateur.ice.s ont fait comme moi. C’était vraiment inspirant, et j’espère que nous aurons tou.t.es l’occasion d’avoir ces conversations importantes ont été annulées. Mais je pense que c’était vraiment important pour les gens de voir ce que cela signifie de laisser tomber une commission, ce que cela signifie d’annuler ses projets de voyage. Et tant d’artistes ont fait ça en même temps et c’était vraiment charmant.

 

 

 

- Ouais, il n’y a rien que j’aime plus que les gens qui reconnaissent leur pouvoir de ne pas participer dans le but de soutenir une cause plus importante. Je pense que c’est une très belle démonstration de solidarité et j’espère que les gens de ce pays puissent apprendre ce pouvoir ensemble et l’exercer un peu plus. Merci beaucoup pour cette réponse.

 

 

 

- Merci beaucoup pour ton temps et pour cette conversation très significative. Je te souhaite tellement d’amour, un bon cheminement qui t’apportera la paix d’esprit et un but.

 

 

 

- Merci beaucoup. C’était vraiment agréable de discuter avec toi.


 

- Oui. Je tiens à remercier tou.te.s les auditeur.ice.s pour leur écoute, et je les encourage à écouter le prochain épisode. Profitez de cette belle méditation sonore.

Balado The Sound Bath

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