Épisode 10 : l’art est un catalyseu

Épisode 10 : l’art est un catalyseur


Qu’est-ce que signifie être un artiste?


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Aja vous invite à répondre à certaines des questions que nous posons à nos invité.e.s du balado The Sound Bath : des questions qui nous transforment et nous révèlent.

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Transcription

- [Hank Willis Thomas] On mérite de pouvoir raconter nos histoires avec ambition et audace, pour motiver les personnes à prendre les devants, non pas pour se battre pour leurs idées, mais plutôt d’aimer pour leurs idées, pour vraiment être ouvert.e et s’investir dans la communauté de manière non violente pour donner de l’inspiration, car on sait que c’est possible.

 

- [aja monet] Bonjour. Je suis Aja Monet et vous écoutez The Sound Bath, un podcast de Lush Cosmétiques. Nous sommes ravi.e.s de vous avoir avec nous pour l’épisode d’aujourd’hui. Aujourd’hui, je discute avec Hank Willis Thomas qui vit et travaille à Brooklyn, New York. Il est artiste conceptuel et travaille principalement sur les thèmes de la perspective, de l’identité, du consumérisme, des médias et de la culture populaire. Son travail a été exposé aux quatre coins des États-Unis et à l’étranger, notamment à l’International Center of Photography à New York, au Hong Kong Arts Center, et au Witte de With Center for Contemporary Art aux Pays-Bas, ainsi que dans plusieurs autres galeries. Hank est un bon ami, avec qui j’ai eu l’honneur de collaborer et de réfléchir, je dirais au moins ces dix dernières années. On s’est rencontré à Paris, où il était en résidence, et je vivais ma vie de poétesse qui essayait de s’en sortir. On est devenu.e, j’ai envie de dire, des critiques mutuelles, des critiques de nos idées mutuelles. Nos conversations sont toujours très inspirantes, intentionnelles, réfléchies et parfois stimulantes. On a beaucoup appris.e l’un.e de l’autre ces dernières années, et c’est magnifique de voir sa carrière se développer dans le monde et les façons dont il utilise son art pour mobiliser son publique dans la société d’aujourd’hui. Je suis heureuse que vous puissiez tous écouter notre conversation. Il est temps de commencer. Bonjour Hank.

 

- [Hank Willis Thomas] Bonjour Aja.

 

- [aja monet] Je suis heureuse que tu sois là pour cette conversation. C’est un honneur et un plaisir de toujours pouvoir discuter avec toi. Je disais un peu plus tôt que chaque fois qu’on se parle, j’ai le sentiment qu’on en ressort tous les deux grandi avec une vision différente, d’une manière ou d’une autre, ou plus ouvert.e.s dans nos conversations et notre façon de voir le monde. Je suis honorée que tu sois avec moi et je voulais te donner l’occasion de partager ce que tu ressens en ce moment, ce qui se passe dans ton cœur et ton esprit à l’instant présent.

 

- [Hank Willis Thomas] Merci. Je te vois comme ma jeune grande sœur. Tu es sage, et tu as tellement à offrir au monde, une vision incroyable. Et tu es si jeune. Je vais très bien. J’ai le nez un peu bouché et la gorge en peu enflammée, mais ce n’est pas surprenant quand on est parent d’un enfant en bas âge. Le monde paraît fou à l’heure actuelle, il y a beaucoup de raisons d’être en colère ou d’avoir peur. Et il y aussi le fait qu’on soit toujours en vie, on devrait s’en réjouir et le célébrer.

 

- [aja monet] Oui, je suis contente que tu le dises parce qu’on pourrait être désespéré.e à l’heure actuelle. C’est la première entrevue qu’on fait d’un artiste professionnel et autodidacte, je pense. Il y a une conscience derrière ton travail, et en tant qu’artiste conceptuel, je trouve que tu fais beaucoup de choses avec intelligence. Ma première question est comment arrives-tu à passer d’un artiste avec un média spécifique à un artiste conceptuel qui utilise divers médias? Qu’est-ce que ça signifie pour toi d’être un artiste conceptuel dans la société actuelle?

 

- [Hank Willis Thomas] Une citation qui m’a toujours inspirée, elle vient d’une conférence de James Baldwin. Il dit, « La lutte de l’artiste pour son humanité doit être vue comme une lutte, c’est universel et quotidien pour tous les êtres humains afin de devenir des êtres humains. » Quand je pense à cette citation, elle résume presque ma position d’artiste qui est qu’au final, j’essaye d’exprimer ma voix avec authenticité, pas en tant qu’artiste, ni avec un média spécifique, mais en tant qu’être humain. Ça peut prendre la forme d’une sculpture, d’une photo, d’une vidéo, d’une performance, d’un film. Mais au final, ça dépend aussi de mon lien avec l’autre. La façon dont je me comporte, mon sourire est un acte créatif, d’accord? J’ai étudié la photographie. Ma mère, Deborah Willis est une légende. Elle historienne de la photographie et photographe. J’ai grandi dans le Schomburg Center for Research in Black Culture et le National African American Museum Project, qui est ensuite devenu le National Museum of African American History and Culture au Smithsonian. J’ai grandi en étant entouré d’archives sur l’histoire et la culture éphémère des Américain.e.s d’origine africaine, des Africain.e.s et des Antillais.e.s d’origine africaine.. La photographie m’a toujours touché parce que ma mère était photographe. Il y avait souvent une chambre noire dans notre cuisine. J’ai toujours aimé les photos. Il y a environ 20 ans, tout le monde avait un téléphone et rapidement ces téléphones avaient un appareil photo. Donc, soudainement, presque tout le monde est devenu photographe, ou amateur.ice. Mais avec le succès des réseaux sociaux, en particulier Instagram, pour moi, être photographe est devenu moins intéressant parce qu’il s’agissait moins de l’expérience individuelle et une recherche que j’aimais vraiment, et la relation entre la nature et la mécanique de l’appareil photo. Aussi obtenir la permission d’observer et de fixer les personnes. J’ai fait mes études à NYU, j’ai dépensé beaucoup d’argent pour ma licence en photographie, et ensuite, en plein milieu de ma maîtrise au California College of the Arts, ce changement est arrivé pour la photographie, et j’ai compris que soit j’aillais devoir tout réapprendre, les appareils photo numériques, les logiciels numériques, ou utiliser ce que j’avais appris sur le monde avec mon éducation en photographie, qui consiste vraiment à apprendre à regarder et à appliquer mes connaissances de la culture visuelle et de la critique par l’observation sur d’autres médias. Ça m’a mené vers la sculpture, et ensuite la vidéo, l’impression et beaucoup d’autres. J’ai vraiment enlevé cette étiquette, que j’aimais énormément, d’être photographe pour simplement me qualifier de personne. C’est mon acte créatif d’être une personne avec une conscience.

 

- [aja monet] J’allais le dire, il y a quelque chose de plus profond pour toi que simplement d’être une personne. Bien que je pense qu’on avait tou.te.s la capacité d’exploiter ces instincts créatifs et différentes capacités créatives, je me demande qu’elle est la différence entre une personne qui s’identifie publiquement en tant qu’artiste plutôt que personne ordinaire, un.e citoyen.ne ordinaire? Penses-tu qu’il y a une chose qu’on devrait faire pour réconcilier la différence entre les deux?

 

- [Hank Willis Thomas] Je crois qu’il n’y a pas de différence. Il ne s’agit que de comment on s’identifie. On peut faire de l’art et l’appeler ensuite de la broderie ou une passion ou autre. Les gens ne perçoivent pas le hip-hop comme de l’art, mais ça reste néanmoins de l’art, non? Ils ne considéraient pas l’art que créait la jeunesse de cette génération, la première génération hip-hop. On a chacun.e le choix de vivre nos vies comme pratique d’expression de soi. Pour beaucoup d’hommes noirs, peut-être tous, la créativité est essentielle pour notre survie, on trouve toujours des façons créatives pour ne pas être perçu comme une menace ou comme une telle menace que personne ne nous menacerait. Quand je dis vouloir être vue comme une personne, chaque fois que je vois une voiture de police, je me dis, est-ce que mon humanité va être oubliée en une demi-seconde? Cette envie d’être vue comme une personne et de faire tout mon possible pour élever ma propre humanité et l’humanité de chaque personne, elle vient de l’espoir que si un jour quelqu’un a besoin de prendre cette décision en une demi-seconde, je veux que cette personne se souvienne qu’elle est une personne, comme moi.

 

- [aja monet] Oui, parce que c’est une autre facette de ça, non? C’est que le truc, ce n’est peut-être pas de faire que quelqu’un d’autre te perçoive comme une personne, mais qu’elle se voit elle-même comme une personne. Parce que dès l’instant où on commence à juger les autres, non seulement on déshumanise quelqu’un d’autre, souvent dans une situation où on veut être différent.e, ou quand on veut différencier, mais en déshumanisant quelqu’un d’autre, on est aussi déshumanisé. Je pense que ce n’est pas souvent dit dans cette conversation. On va souvent parler d’une victime de manière délicate et la victimiser. « Cette personne est clairement la victime. » Mais la personne qui participe à la victimisation ou à la haine, elle est aussi une victime de cela. Je me demande comment on réconcilie ça aussi.

 

- [Hank Willis Thomas] Oui, elle perd une partie de son humanité, qu’elle le sache ou non. Malheureusement, on a trouvé beaucoup de moyens astucieux pour justifier les choses inhumaines pour qu’on puisse avancer. J’en reviens à l’identité individuelle, il y a une chose en ce qui concerne l’identité individuelle qui, pour moi, implique une prise de conscience et peut-être même une responsabilité. Quand on en parlait, je pensais également à ce qui arrive quand on utilise des étiquettes. Quand on porte un uniforme, on n’est plus la même personne parce que cet uniforme définit la façon dont on se perçoit et celle dont les autres nous perçoivent. Aussi, quand on utilise une étiquette, qu’elle soit raciale, genrée ou nationale, ça différencie les autres. Ensuite, ça nous mets dans des boîtes qui, souvent, ne nous permettent pas d’atteindre celleux qui pourraient vraiment bénéficier de notre répercussion ou dont on pourrait bénéficier de leurs répercussions.

 

- [aja monet] C’est vraiment intéressant parce que ça me fait penser à ton travail. Une grande partie de ton travail concerne les marques ou une interprétation d’une marque et la façon dont on perçoit ce qu’une marque peut être ou faire dans le monde. Je pense que tu joues aussi énormément avec le marketing et la publicité à un moment donné, dans ton travail. Je me demande à quel point la société est devenue obsédée par les marques et l’image de marque et à quel point, au vu de ce capitalisme qui a été ancré dans nos vies intérieures autant qu’extérieures, dans ce qu’on achète, quelles possessions on essaye d’avoir et de consommer, ce qui est aussi une sorte d’extension de notre identité, cette notion d’image de marque ou d’avoir un label. Je me demande ce que tu penses sur comment les marques ont impacté le psychisme de l’Américain.e moyen dans notre société.

 

- [Hank Willis Thomas] Je commence toujours en disant que la race est la campagne de publicité prospère de tous les temps, où certaines personnes d’un sous-continent asiatique ont décidé qu’elles allaient être le centre de l’univers et ont donc raconté une histoire qui disait que le monde tournait autour d’elles et qu’il y en a d’autres sur la planète qui étaient d’une façon ou d’une autre moins parfaites qu’elles. Elles avaient une allure, s’habillaient d’une certaine façon et parlaient d’une certaine manière. Cette mythologie définit littéralement toutes nos vies, et c’était la puissance des nazis, non? Ils ont été au pouvoir que 12 ans, et on en parle encore près d’un siècle plus tard parce que leur marketing était efficace. Après avoir perdu la Première Guerre mondiale, Les nazis ont décidé qu’il leur fallait une nouvelle image de marque autour de l’idée de blancheur qui était en développement pendant, probablement, les 300 ans auparavant en Europe, et cette mythologie peut être une motivation. Je vais faire une parenthèse, mais quand on pense à la voiture qui s’appelle la Coccinelle, c’est quel type de voiture ?

 

- [aja monet] Elle ressemble à une coccinelle, non?

 

- [Hank Willis Thom], Mais quelle est la marque de la Coccinelle?

 

- [aja monet] C’est Volkswagen? C’était quoi ?

 

- [Hank Willis Thomas] Oui, et tu sais ce que veux dire Volkswagen ?

 

- [aja monet] C’est quelque chose de fou.

 

- [Hank Willis Thomas] Le Wagon du Peuple. Et Adolf Hitler, c’est une personne qui a dit que tout le monde dans son pays méritait d’avoir une voiture qui s’appelle le Wagon du Peuple, la Volkswagen, et ce qui était une voiture nazie pendant toute la Seconde Guerre mondiale, 20 ans plus tard, est devenue La Coccinelle. On regardait Star Wars et Darth Vader et l’Empire, et on imaginait les nazis, les nazis sont encore en vie parce que l’image de marque était si puissante. Ce qui me fait peur avec le marketing, c’est qu’on peut acheter plein de choses malsaines en permanence. Parce qu’au final, on est attiré par les étiquettes et les histoires qui nous font croire que la vie est simple. Une chose qui m’a toujours intéressé en tant que personne artistique, c’est ma capacité d’adaptation pour le langage marketing. Iels parlent de choses dont le marketing ne pourrait pas parler avec responsabilité, peu importe à quel point iels essayent, parce que c’est une nécessité d’être réducteur.

 

- [aja monet] C’est intéressant parce que ça veut dire que l’image de marque est un art pour certain.e. Je me demande quelle est la frontière entre ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas? Y a-t-il une frontière? Est-ce que tu considères tout art comme politique? Est-ce que l’art peut-être, même le non conceptuel, l’art n’est pas conceptuel par nature. Je me le demande parce que je connais des artistes qui pensent qu’iels créent de l’art juste pour l’art, pour la beauté. Penses-tu que ce soit politique d’une certaine façon? Y a-t-il un concept, même dans le travail qui veut ne pas avoir de concept?

 

- [Hank Willis Thomas] Pendant la conférence TED de Theaster Gates, on lui a demandé s’il échappait à la responsabilité lorsqu’il essayait de rendre quelque chose joli pendant que des personnes luttent pour leurs droits fondamentaux. Il a répondu qu’il pensait que la beauté est un droit. C’était très puissant parce que ça a changé ma vision de la priorité. Il y avait une citation célèbre qui, apparemment, était sur une affiche qu’un.e manifestant.e a brandi au début des années 1900, il était écrit, « On veut du pain et des roses aussi. » Le besoin que la beauté fasse partie de la vie de tout le monde, à mes yeux, c’est la preuve la plus importante que l’art est essentiel. De fait, tout art est politique. Même pendant la pandémie, on a appris que chaque respiration est politique. Cette envie d’extraire l’art de l’humanité, c’est peut-être la dernière frontière du colonialisme. Dans les époques précédentes, on n’avait pas besoin de savoir danser pour être un.e danseur.euse. Il y avait cette attente qu’un.e membre de la société participe à la culture, et que toute personne pouvait embellir la vie grâce à sa participation. Il y a les arts et les sciences, et en observant les arts, il y a toutes ces spécialités qui nous empêchent de participer à tellement de parties différentes de la vie. Je rappelle toujours aux autres et à moi-même que je n’ai pas besoin de savoir comment faire une chose pour y prendre part, pour le faire. Même si je ne suis pas aussi doué que les autres, en sortant de ma zone de confort, je l’ai ressenti profondément, en particulier quand les autres voient que je fais l’effort. D’accord, c’est parti.

 

- [aja monet] Vous écoutez The Sound Bath, un podcast de Lush Cosmétiques. Je suis Aja Monet. Aujourd’hui, je discute avec mon ami Hank Willis Thomas, un artiste conceptuel qui travaille sur les thèmes de la perspective, de l’identité, du consumérisme, des médias et de la culture populaire. Tout de suite, j’aimerais parler avec Hank de comment l’art peut changer le monde de manière plus intentionnelle. Mais d’abord… Quand tu parles de la différence entre être un.e artiste et simplement une personne, comment le processus créatif est si important et fondamental pour les personnes qui ont la capacité de créer avec les autres. Je me demandais comment tu perçois ton rôle en tant qu’artiste dans la démocratisation de l’art pour les personnes. On a parlé un petit peu de For Freedoms, mais ce que fait For Freedoms, c’est vraiment d’apporter, faute d’une meilleure définition, les beaux-arts aux personnes, d’une manière vraiment intéressante avec des panneaux d’affichage, de l’activisme et des actions dans tout le pays. Comment vois-tu le rôle des artistes à ce stade, en créant un public qui comprend vraiment le processus créatif?

 

- [Hank Willis Thomas] For Freedoms est une organisation que j’ai co-créée. F-O-R Freedoms. Notre nom est F-O-R Freedoms, pas F-O-U-R Freedoms parce qu’on est pour les libertés avec lesquelles on est peut-être en désaccord, mais ça pourrait être le cas dans le futur. On reconnaît que lorsqu’on parle d’art, on parle principalement d’une conversation de 30 000, 40 000 ans entre les êtres humains et différentes générations, différentes expériences, etc. Chacun ajoutant au précédent, presque tout ce qu’on sait sur les sociétés anciennes, c’est grâce à l’art qu’elles nous ont laissé. On n’en sait pas beaucoup sur les langues, parfois on en sait peu sur leur mode de vies, où vivaient ces personnes, mais par contre, on connaît leur art. Donc, il y a des raisons de croire qu’une fois qu’on sera mort.e, ce dont les gens vont se souvenir sur nous, ce n’est pas ce qu’il y a sur nos ordinateurs, c’est l’art qu’on aura laissé derrière nous. Notre art sera les arcs de McDonald et la virgule de Nike, et tout ce qui se trouve dans les musées et bâtiments. Mais j’ai vraiment compris qu’en tant qu’artistes, on est la voix de notre époque. Et qu’on a toujours un rôle très précieux dans l’histoire. Il se trouve qu’à l’heure actuelle, l’art est perçu comme secondaire ou quelque chose qui ne peut être utilisé qu’à des fins commerciales. Mais on peut faire tellement plus. Quand on est dans nos studios, on est en train d’évoquer quelque chose. Je sais que tous les artistes vivent dans le futur parce que rien de ce qu’on crée n’est pour le présent, c’est toujours pour le futur. Tout est pour le public futur, pour les peuples futurs, pour les répercussions à long terme que ça pourrait avoir sur quelqu’un en le lisant, longtemps après qu’on ne soit plus là. On est des voyageur.euse.s dans le temps, des médiums, des shaman.e.s. C’est plutôt super d’être un.e artiste. Quand je dis que tout le monde à la capacité d’être un.e artiste, c’est vrai. Quand on qualifie quelque chose d’art, ça nous permet de penser de manière créative à des choses qu’on sait déjà. Tout comme quand on qualifie quelque chose de politique, ça implique qu’il y a quelque chose en jeu pour la société dans son ensemble sur ce sujet. Donc, dans le contexte de For Freedoms, on a décidé d’utiliser l’art comme moteur pour transformer un discours critique en un discours politique grâce aux beaux-arts, en se disant qu’en s’éloignant du noir et blanc, de la droite et de la gauche, la perception politique qui est ancrée en nous, pour plutôt reconnaître que nous sommes tou.te.s des sphères organiques, parfois épineuses, parfois douces ou encore vagues. Il n’y a pas une liste simple des possibilités théoriques qui vont nous définir en tant qu’individus. Donc, on reconnaît que beaucoup des choses pour lesquelles se battent les démocrates aujourd’hui, comme l’incarcération massive, le mariage pour tou.te.s, et beaucoup d’autres problèmes comme la réforme de l’assistance sociale que les démocrates et Bill Clinton ont mis en place. Ce n’est pas une critique contre lui directement, c’est juste que ce qu’on percevait comme progressiste avant, c’est aujourd’hui perçu comme traditionaliste. Donc, il y a beaucoup d’occasions.

 

- [aja monet] C’est aussi une illusion du progressisme, non? Et progressiste pour qui? Parce qu’à cette époque, il y avait toujours des défenseur.euse.s et organisateur.ice.s sur le terrain qui étaient critiques de Bill Clinton. Il y avait des personnes qui résistaient à l’époque. Elles s’unissaient contre Bill Clinton et la politique publique qu’il voulait mettre en place.

 

- [Hank Willis Thomas], Mais était-ce des démocrates? Non, c’est ce que je voulais dire, que la droite et la gauche, l’époque où on était soit démocrate ou soit Républicain, même comme Donald Trump, à mes yeux, ça compliqué davantage les choses et mis en lumière l’hypocrisie de tout le système politique. Bien que son style ne soit pas un style que j’aime, on se dit que tout le système est une arnaque, et il l’a montré. Il l’a prouvé parce qu’il était progressiste quand il avait besoin de l’être, il était traditionaliste quand il devait l’être, et ensuite il a décidé de mélanger pour faire un méli-mélo de ce qu’il fallait. Ce n’est pas faux de dire que c’est un génie du marketing, qu’il sait raconter des histoires comme personne, et que c’est un créateur puissant. Je pense que bien qu’il soit un créateur incroyable, moi et les personnes que je connais, si on décidait de s’investir complètement, on pourrait raconter des histoires mille fois mieux. Mais à la place, on est trop occupé à parler de lui et ce que lui et les autres ont fait de mal. On mérite de pouvoir raconter nos histoires avec ambition et audace, pour motiver les personnes à prendre les devants, non pas pour se battre pour leurs idées, mais plutôt d’aimer pour leurs idées, pour vraiment être ouvert.e et s’investir dans la communauté de manière non violente pour donner de l’inspiration, car on sait que c’est possible. C’est arrivé souvent avec la mentalité Black Joy, avant que ça ne devienne une commodité. J’espère vraiment qu’on puisse à la fois utiliser la langue du marketing, les méthodes du consumérisme, mais aussi d’avoir la liberté des artistes pour se dire, « Je vais l’utiliser pour raconter mon histoire, à ma manière » et ne pas être coincé dans le bourbier de vouloir être pertinent.e aujourd’hui en sachant que la véritable pertinence se forme sur le long terme.

 

- [aja monet] Oui. Tu as dit un jour que l’art peut changer le monde de manière plus intentionnelle et que l’histoire n’attend que d’être racontée. Dans mon esprit, je me demande de quelle manière ton travail va perturber et interroger l’histoire pendant que tu crées?

 

- [Hank Willis Thomas] Je sais que c’est le cas parce que je te parle. Et toute personne qui écoute, elle va l’écouter dans le futur, donc, on est entré dans l’histoire. Je voulais dire que manifester est aussi une performance, la protestation est un acte créatif. Peut-être qu’il est devenu moins créatif et donc moins efficace ces 20 ou 30 dernières années. Donc, quelles sont les nouvelles manières de protester, je pense que c’est la question qui devrait être dans la tête et le cœur de chaque personne qui a envie de nous faire avancer. Je crois personnellement que la vie s’améliore et que le monde s’améliore pour beaucoup de personnes. Le progrès est là, où est-ce qu’il nous mène, je ne sais pas. J’ai une opportunité incroyable devant moi et j’espère que tu seras là pour l’inauguration de The Embrace, qui est un monument de six mètres par douze. Il représente Dr. Martin Luther King et Coretta Scott King, et il sera inauguré au Boston Common, le jour férié Martin Luther King, en 2023. Ce qui est intéressant là-dessus, c’est que le Boston Common est le bâtiment public le plus ancien encore utilisé aux États-Unis, il date des années 1600. Martin Luther King et Coretta Scott King se sont rencontré.e.s quand iels étaient étudiant.e.s à Boston, iels étaient des expatrié.e.s temporaires, je suppose, du Sud, où il y avait la ségrégation, vers le Nord, où il y avait de la ségrégation, et iels sont tombé.e.s amoureux.euse. Leur amour a eu un effet boule de neige et on ressent encore leur étreinte. On a beaucoup de monuments pour les victimes de guerre, les héros de guerre. On a très peu de monuments pour l’amour et les héros de l’amour. Je pense que c’est un acte politique, peut-être un acte de protestation d’ériger un monument pour l’amour et les amoureux.euses dans un endroit historique comme celui-ci, ça change la façon dont les monuments vont être considérés partout dans le monde.

 

- [aja monet] Oui, j’aime beaucoup. Je vais écrire un poème à ce sujet. Mon esprit est suscité de toutes les bonnes manières. Je suis une romantique. J’aime l’amour. Pour moi, toutes les protestations sont des actes d’amour, même si on ne les comprend pas, et même quand on exprime notre colère, notre indignation, c’est souvent une manière d’aimer, au moins de manière non violente.

 

- [Hank Willis Thomas] La haine, c’est de l’amour. Il n’y a pas de haine sans amour.

 

- [aja monet] C’est intéressant parce que tu avais cette création qui était là où on se trouve, dans la galerie, c’était Pace Gallery?

 

- [Hank Willis Thomas] Oui.

 

- [aja monet] C’était quelque chose comme ça, non? Ce n’était pas l’amour, c’est de la haine ou l’amour…

 

- [Hank Willis Thomas] Je crois que ça disait amour et haine, et la haine, c’est de l’amour.

 

- [aja monet] Je ne sais pas, j’ai ressenti quelque chose de différent.

 

- [Hank Willis Thomas] Tu viens de m’en parler.

 

- [aja monet] Oui, je crois que je t’en ai parlé. Mais c’était bien parce que les œuvres qui peuvent ouvrir une discussion plus critique et permettent aux personnes non seulement d’être d’accord sont importantes dans notre société parce qu’on ne sait pas comment ne pas être d’accord les un.e.s avec les autres, avec enthousiasme, d’être ouvert.e au désaccord, d’être ouvert.e à la différence, et d’accueillir la différence et de vraiment expérimenter avec elle différence et comprendre que la différence n’est pas une menace pour notre société, mais plutôt quelque chose qui devrait être célébré parce qu’il y a tellement de perspectives, tellement de visions du monde. Ce serait magnifique si on pouvait créer une société qui soit ouverte à ces différentes visions. Ça me fait penser à quelque chose de plus contemporain qui se passe dans les conversations populaires aujourd’hui. J’ai l’impression qu’il est comme Voldemort, Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom, s’il avait un T-shirt écrit « White Lives Matter », personne d’autre que Ye, et ça a été un élément déclencheur pour beaucoup, ça a été une étincelle, que ce soit son intention ou non, une étincelle pour plusieurs discussions et controverses. Dans ce contexte, Yasiin a sorti un T-shirt avec la lettre V qui était barrée, et c’est similaire à ton œuvre All Lies Matter. Je ne sais pas s’il le savait, bien sûr, mais c’était intéressant que tu aies créé cette œuvre il y a des années. Aujourd’hui, ça fait partie de la conversation populaire. Je me demandais si l’art dispense de responsabilité de manière qu’il puisse déclencher et suscite de la haine, des crimes et plus de violence dans le monde? Est-ce que les artistes devraient être concernés? Quelle est la responsabilité de l’artiste en ce qui concerne comment l’art est perçu dans le monde et ce qu’il peut faire pour susciter le meilleur ou le pire de nous-même?

 

- [Hank Willis Thomas] Oui, mais c’était du marketing, non? Je pense que Kanye comprend aussi la puissance du marketing. C’est un génie du marketing. Est-ce qu’il va vendre, est-ce que son nom va être dans les médias? Est-ce que les gens vont en parler? Ce que je pense, en partie, et si Kanye lance un T-shirt « White Lives Matter » et que personne ne s’y intéressait?

 

- [aja monet] Oui, exactement.

 

- [Hank Willis Thomas], Mais à la place, on a des manifestations, des personnes qui protestent contre le T-shirt, je me dis, « Vous savez que vous faites la promo du T-shirt, non? » C’est que Donald Trump, et Kanye aujourd’hui, ont compris, que toute publicité est une bonne publicité. Il y a des gens contre vous, « Le T-shirt White Lives Matter, on doit protester. » On se demande pourquoi? Et si on passait à autre chose?

 

- [aja monet] Je suppose, concernant ce que tu dis, il y a quelque chose de brillant, remarquer que quelqu’un est brillant dans sa méchanceté, c’est fou d’y penser…

 

- [Hank Willis Thomas] Est-il brillant dans sa méchanceté ou brillant tout court, c’est ce que je dis.

 

- [aja monet] Je pense qu’il y a une frontière fine parce qu’en ce qui concerne le sujet des nazis, et qu’Adolf Hitler pourrait être la meilleure marque, ou Trump pourrait être la meilleure marque ou publicitaire dans le monde, c’est comme reconnaître que nos oppresseur.euse.s sont si brillant.e.s grâce à leur stratégie de méchanceté et l’intention derrière la méchanceté. Je fais attention de reconnaître le brio ou le génie ou même l’intelligence ou la cohésion parce que pour moi, la chose la plus brillante, ce serait une stratégie qui nous mène plus vers l’amour. C’est une chose plus difficile que de collecter--

 

- [Hank Willis Thomas] Être plus brillant.e n’enlève pas du brio en tant que tel, le côté obscur de la force, ça reste de la force, non? Si on nie le brio des personnes qui essayent de nous tuer et de nous détruire alors on ne peut pas apprendre. Comment est-ce qu’on construit une défense ou on développe une offense quand on ne peut pas reconnaître la maîtrise de l’attaque? Certaines personnes le doivent, ont le droit et le mérite et en tant que société, on doit gérer cette douleur ou le traumatisme et toutes ces autres choses, que tu m’as beaucoup vu faire dans mon travail. Une partie de mon espoir avec For Freedoms, c’est que ce soit une opportunité pour moi de sortir de ma douleur et d’être pour les choses plutôt que contre. Quand je parle du brio de certaines personnes, c’est encore une fois, parce que ce sont que des personnes. Elles ne sont pas mieux que nous. Elles ont juste la volonté d’aller par là. Si on voit où elles vont, et qu’on n’aime pas, c’est une invitation pour qu’on aille là où on le voudrait.

 

- [aja monet] C’est une conversation très nuancée, mais c’est aussi clair que des personnes sont assassinées. Je continue de revenir à la question, quel est la responsabilité de l’artiste aujourd’hui?

 

- [Hank Willis Thomas] La responsabilité de l’artiste est de suivre son cœur et de ne pas être brimé par l’opinion des autres. Parce que comme on le sait, James Baldwin est beaucoup plus célébré aujourd’hui qu’il ne l’était de son vivant, pas vrai? Si on compromet notre voix pare que les gens de notre époque ne l’aime pas, alors on va mourir avec cette époque.

 

- [aja monet] Oui. C’est un balado où on passe beaucoup de temps à parler du son. Je voulais te demander, quels sons te rendent créatif, inspiré, qui te donnent un sentiment de calme, quels sons résonnent profondément avec toi?

 

- [Hank Willis Thomas] Les synthétiseurs. Les échos.

 

- [aja monet] D’accord, c’est parfait. Merci beaucoup.

 

- [Hank Willis Thomas] De même, chérie. Prends soin de toi. Merci.

 

- [aja monet] Merci de nous avoir écouté.e.s, et je vous encourage à revenir pour un prochain épisode de The Sound Bath. Profitez de cette belle méditation sonore. 

Balado The Sound Bath

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